Entretien avec Philippe Goetzmann, conseil de dirigeants et Conférencier “nouvelle consommation” nous livre les premiers enseignements qu’il a tirés de cette crise sanitaire et sa vision des mutations à venir.
Les enseignes vont donc devoir affirmer de façon bien plus forte leur mission, en choisissant leurs combats et donc en renonçant à d’autres et aux clients qui les partagent.
Qu’est ce qui pour l’instant, vous a marqué dans cette période ? Une belle histoire ? Une entreprise ? Une personnalité ?
Je ne personnifierai pas. Cette crise a vu d’un coup toute la chaîne alimentaire être désorganisée par des blocages d’approvisionnement en matières premières étrangères, par le manque de main d’œuvre agricole et de chauffeurs dans le transport, par l’absentéisme (même limité) dans les usines et les magasins, et enfin par une demande a-normale des clients. Et pourtant, la chaîne a tenu, on a tous eu de quoi manger.
Je voudrai donc souligner l’engagement et souvent l’inventivité des équipes de terrain, dans les champs, les usines, les magasins qui ont été au service des Français.
Quelles sont les initiatives de marques ou d’enseignes qui vous ont interpellé ?
Il y en a eu beaucoup. J’ai particulièrement aimé celles qui montrent la compréhension de faire partie d’un écosystème. Par exemple, quand Système U décide unilatéralement de payer comptant ses PME fournisseurs, il fait bien sûr un geste pour soutenir la trésorerie de ces entreprises particulièrement exposées.
Mais surtout, en les aidant et donc en les préservant, il protège surtout la diversité de son approvisionnement nécessaire à la différenciation commerciale qui est la sienne. C’est un choix intelligent, éthique au sens qu’il intègre les conséquences des conséquences des conséquences, et qui comprend l’écosystème. Je suis sûr que cela lui donnera un avantage compétitif dans la relation commerciale demain.
Comment faites-vous face à cette crise ?
Longtemps distributeur, j’ai créé l’an dernier une agence de conseil avec l’idée que le « grande conso » standardisée, massifiée… était en fin de vie et qu’il fallait la réinventer complètement face à une France fragmentée.
La crise que nous vivons a accéléré cette fragmentation et rend encore plus urgent de bouger les modèles. Avec l’expérience qui est la mienne j’essaie d’apporter recul et analyse aux dirigeants du retail et de l’industrie pour les aider à faire les bons choix.
Quels changements majeurs voyez-vous dans la consommation d’après crise ?
Le digital a gagné 5 ans en 2 mois avec l’arrivée de près de 10% des ménages nouvellement entrés dans le e-commerce et d’abord le drive.
D’abord il faut mentionner ce qui ne change pas. La crise n’a aucun effet sur la structure socio-démographique des ménages et n’a vu apparaître aucune innovation de rupture. Donc au fond, rien ne change. Mais tout s’accélère ! Notamment sur deux paramètres :
Le digital a gagné 5 ans en 2 mois avec l’arrivée de près de 10% des ménages nouvellement entrés dans le e-commerce et d’abord le drive. C’est énorme et ils vont y rester. Notamment parce que désormais connus des sites, ils seront « activés ».
Ensuite le télétravail de masse ! Si on voudra sans doute revenir au bureau, le niveau de télétravail restera nettement plus élevé qu’avant. Cela change la consommation, la nature des produits que l’on mange comme les lieux où on les achète. Les quartiers d’affaire vont être pénalisés et les commerces qui s’y trouvent. Songeons par exemple que Paris compte 1 emploi pour 1 habitant alors que c’est 1 pour 2 en moyenne nationale. Si la carte de l’emploi s’aligne sur celle de l’habitat c’est la carte du commerce qui change.
Ceci-dit le 1er facteur qui va toucher la consommation est le pouvoir d’achat et les perspectives sont ici très sombres.
Que peuvent faire les enseignes pour maintenir le lien avec leurs clients ?
Ne nous trompons pas, les Français n’aiment pas plus qu’avant Carrefour, Leclerc ou Auchan, mais les équipes de ces enseignes.
La période du confinement a totalement renversé l’image de la distribution et plus largement de la filière alimentaire. Les enquêtes d’image montrent des scores inédits. On a vu des clients applaudir les équipes des magasins.
Ce capital est immense. Il pré-existait mais s’est révélé ici, aux yeux des consommateurs par l’engagement et la présence des équipes alors même que les services publics comme La Poste restreignaient leurs prestations.
Le vrai lien, ce n’est ni le dernier chatbot, ni un fabuleux CRM. C’est Gérard et Martine, en magasin, « IRL » j’ajouterai.
Ce que peuvent faire les enseignes c’est capitaliser sur leurs équipes qui ont été « au front » et bénéficient de la cote d’amour. Ne nous trompons pas, les Français n’aiment pas plus qu’avant Carrefour, Leclerc ou Auchan, mais les équipes de ces enseignes.
Avez-vous noté des changements dans les enseignes qui seront potentiellement pérennisés ?
Il y a eu beaucoup d’idées, souvent artisanales, qui seront dans de nombreux cas professionnalisées. Le plus marquant pour moi c’est l’éclosion des drive en non-alimentaire (Boulanger, Leroy-Merlin…) et des click&collect dans la restauration, même gastronomique.
Pensez-vous que « l’après crise » va avoir un fort impact sur la communication des marques ? Sur leur mission ? Que devront-elles changer ?
C’est très probable mais la communication n’est que l’expression d’une mission. J’ai dit plus haut que la France se fragmentait. On a vu dans le confinement s’exprimer un écart terrible entre une France qui aspire à mieux consommer, voire moins, et veut profiter de ce momentum pour tout changer. Cette France existait et se sent si légitimée par l’instant qu’elle s’en affirme normative et devient même péremptoire ainsi que l’a montré la tribune des 200 artistes.
De l’autre côté les inquiétudes sur le pouvoir d’achat s’expriment avec force. L’aspiration à consommer comme avant est d’autant plus marquée que cette consommation était pour beaucoup « insuffisante ».
La communication n’est que l’expression d’une mission.
J’ai souvent dit que la crise des hypers était une crise du « TOUS sous le même toit ». Le coronavirus cristallise cela. Il sera de plus en plus difficile de réunir sous une même bannière des groupes de population que tout oppose. Les enseignes vont donc devoir affirmer de façon bien plus forte leur mission, en choisissant leurs combats et donc en renonçant à d’autres et aux clients qui les partagent.
Peut-on déjà imaginer l’impact de cette crise sur le comportement futur des consommateurs ? Sur les modèles économiques des retailers ?
Le modèle économique des retailers était déjà en grande tension. Comme d’ailleurs celui de l’industrie agroalimentaire dont les marges sont historiquement basses.
Or cette crise renchérit considérablement les structures de coûts. Outre les effets du confinement, les équipements de protection individuels, l’équipement des magasins, la fréquence du nettoyage et, on l’oublie souvent, la dégradation de la productivité se chiffrent en dizaines voire centaines de millions d’€uros.
Toutes ces entreprises doivent reconstituer leurs marges. Or les Français n’ont pas de raison de consommer plus en volume et ne peuvent dépenser plus. Au reste il faut penser au quintile le moins riche (dont 65% des dépenses sont pré-engagées) pour qui 10% de baisse de revenu représentent en fait 30% de baisse du pouvoir d’achat arbitrable.
La filière de la consommation va devoir rogner sur ses coûts, or la plupart des entreprises sont « à l’os ».
Un message à faire passer ?
Justement, celui de la collaboration. Si toutes les entreprises sont en tension, il reste de nombreuses pistes d’optimisation entre les maillons de la chaîne. Le jeu de la « négo » a poussé chacun à se protéger et à chercher la valeur ajoutée chez l’autre. Il faut déplacer la relation commerciale du prix vers la marge, celle du partenaire. « Que puis-je faire qui améliore la marge nette de mon fournisseur ou client ? » est la question à poser. J’ai bien dit marge nette. C’est-à-dire s’occuper de la structure de coût de l’autre. Il y a beaucoup de grain à moudre en supply-chain, en marketing… Mais cela suppose de la confiance, du partage, et souvent… des tiers de confiance.
Si cette interview vous a intéressé(e) et que vous souhaitez approfondir le sujet, retrouvez ” la consommation post covid-19, 10 facteurs qui vont changer la consommation… ou pas” de Philippe Goetzmann à consulter ici